it will have blood, they say ; blood will have blood. ▼ (h.)

❝ chapter one.

life is a beautiful lie.

Les yeux de l’enfant fouillaient le regard abyssal de sa génitrice, sans qu’il ne manifeste pour autant la moindre réaction. La femme face à lui renifla doucement, s’humecta les lèvres. Elle avait l’air fatigué. Assis dans son fauteuil, son livre replié à côté d’elle, sur cette petite table d’appoint en ébène. Il la scrutait, sourcils froncés, son regard céruléen perdu dans le sien. Elle avait l’air lasse. Elle l’était toujours. Il avait l’habitude de ce désintérêt manifeste qu’on éprouvait à son égard, et n’en ressentait pourtant ni peine ni chagrin. Tes parents n’en ont rien à foutre de toi, et pourtant tu ne fais rien ? Il plissa les yeux, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres pulpeuses. « Où est papa ? » Elle passa sa main sur son front, écarquillant légèrement les yeux avant de les fermer. « Je n’en sais rien. » La voix lasse, le ton sans vraiment d’appel possible. Le garçon se tut, l’observant quelques instants. Tu mens. « Il va rentrer bientôt ? » Bien sûr que non. Les yeux de sa mère le hurlaient, tandis qu’elle affichait un sourire parfaitement faux, regardant son fils sans ciller. Qu’il gobe ce mensonge. « D’ici peu, je pense. Tu devrais aller dormir, maintenant. Il viendra t’embrasser. » Si tu savais à quel point il s’en tapait. Il hocha sa tête, fin menteur, fin manipulateur. Elle ne savait pas mentir ; lui si. Il la laissait lui raconter des salades, tout comme son père. C’était leurs problèmes. Des problèmes d’adultes. La vérité ? Ce n’est qu’un gosse. Trop jeune pour ce genre de conneries. Il a besoin d’être rassuré, même s’il sait que c’est faux. Il a besoin de se dire que son père aime sa mère, que la réciproque est également vraie. Que jamais leur mariage n’a été arrangé. Qu’il avait été un enfant attendu pour le bonheur de la famille et non l’honneur. Il avait besoin de penser ce genre de choses. Besoin de se sentir comme les autres. Même si tout ça, ce sont des mensonges. Une simple envie de se sentir aimé. Ou au moins que les autres donnent cette impression. « Bonne nuit, maman. » Il sourit, une fois encore. Lui tourne les talons, sans même réclamer le moindre geste d’affection, ce petit besoin lui tordant rageusement le ventre. Besoin de croire que son père rentrera lui faire un baiser de bonne nuit dans une demi-heure seulement. Même s’il n’a pas besoin de cette tendresse. Que quelque part, il n’en veut pas. Il veut croire que sa famille a un fond de solidité. Que ses parents en ont quelque chose à foutre de lui. Mais il le sait. Il le sait, que c’est faux. Que tout est faux. Il ne rentrera pas. Tu le sais. Mais un mensonge, c’est parfois mieux que la vérité.

Elle te regarde t’en aller, et toi tu ne dis rien. À quoi tu joues, en fin de compte ? Ton sourire sur les lèvres. On dirait que ça t’amuse, de voir ta mère te mentir. De l’obliger à le faire. Que ça t’amuse, lorsque ton père rentre, l’air exténué mais ravi, de l’attendre dans l’encadrement de la porte de ta chambre, dans ton pyjama bleu. Et de le regarder avec un sourire en lui demandant où il était. Il te sert un mensonge rapidement. Son visage le hurle, son regard trahissant la gêne avant de retrouver sa consistance et sa droiture pour te mentir. Il te ment. Tu le sais. Tu t’en fous. Tu t’en contentes. Tu lui souris et tu vas te coucher.

Tes parents ne savent pas se mentir. Ils ne savent pas te mentir. Ils ne savent pas mentir, tout court.

Heureusement, sur ce point, tu n’as absolument rien hérité d’eux.

❝ chapter two.

the beast inside me.

 
« Atlas Northwood ! » Un silence religieux accueillit la déclaration de l’hôtesse, tandis que les visages des carrières se tournaient vers le jeune garçon. Celui-ci battit lentement des cils, quelque peu déboussolé. Il tourna avec précipitation la tête, son regard s’accrochant aux prunelles céruléennes de l’aîné des Seawrecker. Allez, Titus. C’est ton année. Qu’est-ce que t’attends ? Le jeune homme ne broncha pas. Pas même lorsqu’il sentit le regard lourd de sa sœur se poser sur ses épaules. Dix-sept ans, et cette année-là, il avait décidé de se porter volontaire. Pourquoi diable changer ses plans au dernier instant de la sorte ? Personne d’autre ne semblait vouloir se présenter. Il restait figé, affrontant le regard brun du Northwood. Ce gamin n’avait qu’un an de moins, et fricotait avec sa sœur cadette depuis déjà une bonne année. Il voulait la demander en mariage pour leurs dix-huit ans, qu’il paraissait. Et puis quoi encore. Hannibal fixait le jeune homme sans ciller. Ce gosse n’avait rien dans le bide. Les Seawrecker n’avaient jamais rigolé sur ce genre de conneries. Ce petit avait quelques moyens, mais Jillian méritait le meilleur. Du point de vue du père de famille, tout du moins. Titus s’en foutait, pour sa part. Il n’accordait pas la moindre espèce d’importance à ce petit serpent vicieux se coulant dans les bras de sa sœur. La seule chose qui l’emmerdait, c’était la manière dont ce type lui parlait. La manière dont il souriait en regardant Jillian s’éloigner de dos, ses prunelles rivées sur le postérieur ferme et bien formé de la jeune femme. Il ne supportait pas ses airs supérieurs. Il s’entraînait avec les carrières, et alors ? Il y avait trois mois de cela, on l’avait mis en binôme avec Hannibal. Combat au corps-à-corps. La séance s’était très mal terminée, le Seawrecker ayant été tout bonnement incapable de retenir ses coups. Depuis, la relation entretenue entre les deux était exécrable. Jillian ne se laissait pas démonter, tenant tête à son frère. Hannibal haussait les épaules et la laissait vivre sa vie. Mais voilà l’heure d’en démordre, mon cher. L’heure d’en finir, une bonne fois pour toute.

Une nouvelle fois, l’hôtesse appelle le tribut. À l’étonnement général, personne ne se porte volontaire pour prendre sa place. Titus est serein ; l’année suivante lui offrira encore une fois ses chances d’éligibilité. Il se portera volontaire. Mais pas cette fois-ci. Il regarda Atlas monter sur l’estrade, fouillant la foule féminine du regard pour dénicher Jillian. Hannibal n’accorda pas le moindre regard à sa sœur. Tel qu’il la connaissait, elle devait déjà être en larmes. Déjà éplorée, au beau milieu de la foule. La tribut féminine s’était portée volontaire ; une carrière. Atlas n’avait pas son niveau, et de loin. Il était encore chétif, comme gamin. L’hôtesse le prit par les épaules, ravie, un grand sourire aux lèvres. Sa voix nasillarde s’éleva encore une fois, tandis qu’elle annonçait les noms définitifs des deux tributs du district quatre. Le regard de Jillian se posa à nouveau sur son frère. Il tourna la tête vers elle. Les sillons étaient déjà creusés sur ses joues. Une expression de colère déformait ses traits, tandis qu’elle conservait les maxillaires serrés. Un rictus se dessina sur les lèvres de son frère. Elle allait le lui faire payer. Il n’en doutait pas la moindre seconde. Mais en attendant, il pourrait s’endormir le cœur serein, indifférent à la souffrance ou à la douleur de la jeune fille, impassible face au désespoir et au supplice de son idiot de petit ami. Les deux tributs saluent brièvement la foule.

Acclamations. Pleurs. Rage. Haine. Désespoir. Amour. Cruauté.

Satisfaction.
Il ne reviendrait pas.

❝ chapter three.

a dark heart is beating.

Quelques cailloux dérapèrent sur le sol sec, attirant instantanément le regard des deux Carrières. C’était comme jouer au chat, et à la souris. Hannibal plissa les yeux, toute trace de sourire envolée, la main refermée sur son épieu. Il renifla lentement, regardant le petit renfoncement dans la paroi d’un rocher. Un sourire carnassier enflamma le visage de Hilda, tandis que la respiration haletante et paniquée du tribut blessé leur parvenait. « Il est pour moi. » Sans une once d’hésitation, elle sifflota, à l’intention du garçon. Celui-ci paniqua. Mais il n’y avait plus de porte de sortie. Il tenta de s’extirper de sa cavité précaire, avec sans doute l’idée d’aller se réfugier plus loin. De partir en courant. Le couteau lui transperça la gorge en un bruit écoeurant. La carrière se tourna vers Hannibal, le regard fier. En plein dans le mille, semblait-elle vouloir lui dire. Hilda était jolie. Hannibal l’appréciait. Elle s’était entraînée avec les Carrières durant plusieurs années avec lui. Ils avaient couché ensemble. Plutôt deux fois qu’une. Mais rien de plus. Ils s’étaient portés volontaires. Leur relation plus ou moins cachée, leurs attitudes provocantes l’un envers l’autre totalement dévoilées. Ils formaient une paire diaboliquement efficace. Ils traquaient les autres tributs en compagnie des trois autres carrières depuis le début des Jeux. Le garçon du deux était mort le deuxième jour, pris par surprise par le gosse du cinq. Le gosse du onze mort, il ne restait plus que la fillette du huit avant que l'alliance entre les carrières ne soit contrainte d'exploser. Pour le moment, tout allait selon le plan.

Les traits de Titus restaient figés en une expression satisfaite. Son regard était simple, mais froid. Elle ne le remarquait pas. Depuis le début, elle ne voyait rien. Au loin, un cri strident se répercuta contre les parois du canyon. Il leva les yeux vers le ciel d’azur. Hurlement de fillette. Ils l'avaient eue. Ils n’étaient plus que cinq. Cinq carrières. Hilda l’avait également entendu. Elle s’était finalement avancée vers le garçon du cinq, récupérant son couteau, et les provisions du gamin. Elle fit quelques pas vers Hannibal, tandis que les coups de canon éclataient dans le ciel. « Ça va se corser, maintenant. » murmura-t-elle, un énigmatique sourire suspendu aux lèvres. Ses yeux verts se posèrent sur Hannibal, son regard débordant de la confiance qu'elle lui octroyait. Elle connaissait le plan ; ils allaient retourner vers les autres carrières. Et la guerre intra-alliance allait éclater. Mais Hannibal était là. Hannibal était puissant. Hannibal l’aimait. Hannibal la protègerait. Le Seawrecker renifla doucement. Elle s’approcha de quelques pas, encore. Trop proche. « On les coince à la Corne ? » T’es conne, ma pauvre fille. Terriblement conne.  Elle le regardait, le dévisageait. Elle lui faisait confiance. Il acquiesça. D’un pas souple, elle commença à retourner vers la corne d’abondance. En deux pas, il l’eut rattrapé, son épieu tombé au sol. Sa main se posa délicatement sous le menton de la jeune femme, le levant vers le ciel. T’es conne, ma pauvre fille. Terriblement conne. La seconde main du Carrière se cala sur l'occiput de son amante, tandis qu'il approchait son visage du sien, sa joue flirtant avec ses cheveux bruns, inspirant calmement son odeur. L'odeur de la mort. Il se recula brusquement, alors qu'elle commençait à se retourner, perdue. Elle n’eut pas le temps de comprendre. De poussière, tu redeviendras poussière. Il la laissa retomber au sol, poupée de chiffon désarticulée, son cou étrangement désaxé. Il se pencha, toute trace de sourire envolée, ramassant simplement les quelques armes de la jeune femme. Il n’y en avait plus pour longtemps. Le coup de canon éclata au-dessus de lui, alors qu’il commençait à s’éloigner. Sans même se retourner. Couteaux rangés avec soin, épieu en main.

À quoi est-ce que tu t’attendais ? Il avait compris que tu lui faisais confiance. Et jusqu’au bout, il l’avait lu sur ton visage, dans tes prunelles déterminées. Tu pensais que lui avoir donné ton corps plusieurs fois te sauverait. Et regarde où ça t’a menée. Il n'a pas de pitié, il n'en a plus depuis longtemps. On dit qu'il n'a pas de coeur. Tu as pensé que pour toi il en aurait un. Il a lu sur ton visage ta confiance aveugle. Et il en a profité. Pour t'utiliser. Puis te tuer. Tu lui faisais confiance, et tout le monde aussi. Il s'est joué de son monde, et de toi en particulier. Et le pire, c'est peut-être qu'il s'en moque. Que cela faisait partie du plan. Te préserver n'avait jamais été dans ses priorités absolues. Sa survie avant tout.

Qu'avais-tu donc espéré ?

❝ chapter four.

time to meet the devil.

C’était atroce. Les lèvres entrouvertes, le regard dément, il regardait la jeune femme face à lui. Il avait reculé de deux pas, une main plaquée sur ses côtes. Elle n’était pas spécialement douée pour viser avec un couteau, mais lorsqu’il s’agissait de manier le poignard en combat rapproché, c’était la meilleure. Lui, il n’avait jamais eu l’avantage sur ce mode de combat. Il se recroquevilla quelques instants sur ses côtes, avant de regarder sa main couverte d’hémoglobine, les dents serrées. Il l’avait sonnée, la faisant brutalement tomber, tête la première dans les cailloux. Et maintenant, il tentait de retrouver un minimum de consistance. Il avisa son épieu. L’arme avait roulé quelques mètres en contrebas, à présent retenue de justesse par quelques tas de cailloux sablés. Il serra les dents, tentant de s’en approcher. Y a pas moyen de souffler. Il sentit brutalement la main de son adversaire lui attraper les cheveux, le tirer en arrière. Il étouffa un grognement, décollant sa main pour la frapper de toutes ses forces dans le visage. Elle hoqueta quelques instants, lâchant sa prise. Les doigts de Titus se refermèrent autour de son cou. Il l’empoigna férocement, serrant comme pour essayer de lui en faire jaillir les yeux hors des orbites. Elle se débattait, lui griffant les poignets, tentant d’attraper son poignard glissé au sol. En vain. J’te tiens. Son regard fou de haine et de rage de vaincre croisa les prunelles affolées de son adversaire. Elle avait saisi ses poignets, espérait le faire lâcher en serrant de toutes ses forces. Impuissante. J’te tiens bien. Un battement de cils. Un moment de latence. Il aperçut l’éclair de lucidité passer dans les yeux de sa victime. Il observa ses traits se tordre en un ultime effort de résistance. Deux doigts, fuser vers son visage. Et brusquement, le noir fut.

Il lâcha aussitôt sa prise, un hurlement d’agonie s’échappant d’entre ses lèvres. Le cri se répercuta dans le canyon, écho de souffrance. Ses mains se plaquèrent sur ses yeux. Le sang chaud perla sur sa peau. Il ne le vit pas. Il ne le pouvait pas. Il ne voyait plus rien. Le noir complet. La douleur le prenait à la gorge. Il lui semblait que ses yeux avaient littéralement été arrachés, tant elle était intense. Il se replia sur lui-même, quelques instants. À quelques pas, la tribut du deux avait repris son souffle. Haletante, elle avait saisi son poignard. Il bougea, par le plus grand des hasards. Ses mains s’écartèrent de devant son champ de vision. Il aurait aimé pouvoir apercevoir ne serait-ce que le liquide vermeille s’échappant des blessures de ses globes oculaires. Mais pas la moindre image ne lui apparaissait désormais. Il tourna la tête. En vain. Et soudain, l’air se fendit devant lui. Il la sentait approcher, plus qu’il ne la voyait, dorénavant. Il lança son bras en avant au hasard. Sa main rencontra la peau tendre de la jeune femme. Il s’y agrippa. Elle hurla, laissa son couteau entamer la chaire de l’abdomen de son adversaire. Titus hoqueta. Sa main agrippa les cheveux de la tribut. L’entraînant dans sa chute.

Tu tombes. Encore plus bas, toujours plus bas. Tu ignores à quel moment ta course se décidera à prendre fin. Tu ne vois plus rien. La douleur est si forte qu’elle en semble subitement beaucoup plus douce. Ton ouïe se trouble, comme si tes conduits auditifs s’étaient subitement remplis de coton. Tu sens le corps de ton ennemie chuter au sol. C’est la dernière. Tu ne peux pas mourir comme ça. Tu ne peux pas.

Et pourtant, il faut que l’un de vous deux y reste.

Ta main s’étale au sol. Tu sens le contact dur et difforme d’une pierre sous tes doigts. Dans un ultime effort, tu l’empoignes et la soulève. Avec un hurlement d’agonie, tu ramènes ton bras par-dessus toi, visant au hasard le corps de son adversaire. Elle était sonnée par sa chute. Et son poignard s’était involontairement retrouvé coincé sous toi. La pierre entame sa chute, accompagnée et accélérée par ton bras. Le crâne se fissure et s’enfonce sous le choc. Et soudain, plus rien. Elle s’affaisse. Comme les autres. Tu te laisses retomber. Secoué de spasmes incontrôlables. Une main plaquée sur ton ventre. L’autre n’ayant plus la force de revenir se poser sur tes yeux crevés. Tu hoquètes quelques instants. Les spasmes te font bouger contre ce corps encore chaud. Tu n’entends même pas le coup de canon. Ni la voix s’échappant du mégaphone.

Tu es déjà loin.

C’est fini. Tout est fini.

❝ chapter five.

brand new day.

Il a gagné. C’est ce que tout le monde dit. C’est ce qu’il entend, sur son passage, lorsqu’il se rend au Capitole. C’est ce que les gens de son district murmuraient à l’oreille de leurs enfants alors qu’ils n’avaient pas l’âge suffisant pour se souvenir de l’édition survenue douze ans plus tôt. Il a gagné. Mais ça, ce n’était qu’une simple question de point de vue. Gagné, oui. Mais à quel prix ? Il vida son verre d’alcool d’un trait, sans se soucier de la force de la boisson. Il n’en avait cure. Comme beaucoup d’autre chose, soit dit en passant. L’avis des gens ne l’intéressait plus. Et malgré ses problèmes d’alcool et son handicap, le Capitole continuait de l’apprécier. À se demander ce qu’il leur fallait. Les prunelles céruléennes de l’homme se relevèrent. Il plissa les yeux, tentant de distinguer l’heure exacte indiquée par la pendule de cette demeure. Si grande. Si vide. Il y vivait seul, lorsque personne ne lui rendrait visite tout du moins. Le silence ne le dérangeait pas. Après les années d’excitation intense du Capitole à son égard, il avait apprécié le retour au calme, l’accalmie d’une vie reposante. Certes, de temps à autre, une ou deux habituées faisaient appel à ses services. Il revenait sur la plage, quelques jours plus tard, le parfum d’une femme flottant encore sur sa peau légèrement halée par le soleil et les reflets de l’eau. Des souvenirs pas forcément désagréables dans la tête, d’autres qu’il aurait préféré ne pas pouvoir se remémorer. Il préférait tout de même traîner les pieds dans l’eau plutôt que de se laisser parcourir par les mains d’une Capitolienne assoiffée de désir. Le temps de la prostitution était passé, presque terminé. Les habituées n’en démordaient pas, et il n’avait guère d’autres occupations. Lui rappeler qu’il était encore et toujours la propriété du Capitole, y compris vainqueur d’un jeu morbide. N’avaient-ils donc rien d’autre à faire de leurs journées ?

Lentement, d’un pas confiant et assuré, le colosse se leva et fit quelques pas vers la porte d’entrée. Ne prenant pas la peine d’enfiler la moindre veste, il s’éloigna rapidement de la demeure, sans prendre le temps de fermer à clé. Une dizaine de minutes plus tard, l’eau s’étendait à perte de vue. Jusqu’à un horizon qu’il était bien incapable de distinguer. Il déglutit lentement, fermant ses paupières. Les médecins du Capitole faisaient des prodiges. Mais face à des yeux crevées, leur médecine de pointe s’était retrouvée légèrement handicapée. Son ventre ouvert avait été recousu sans autres dégâts secondaires qu’une longue estafilade qui n’avait malheureusement pas été entièrement résorbée. On lui avait proposé les premiers temps de passer par la chirurgie esthétique, mais les offres avaient bien vite disparu face au plaisir qu’éprouvaient les Capitoliennes à laisser leurs doigts filer sur cette simple marque. Blessure de guerre, qui ne l’avait pas empêché de décrocher de la victoire. Quoi de plus charmant ? Mais ses yeux. Ses yeux … On ne l’interrogeait pas beaucoup sur le sujet. Il ne voyait pas plus loin qu’une quinzaine de mètres. Mais pour la proximité requise par les dames aux poches débordantes de diamants, il n’y avait guère besoin de plus. Il voyait suffisamment les détails de près pour pouvoir éviter les éventuelles bêtises. Mais l’horizon, il ne le voyait pas. Il ne le verrait plus qu’au travers de photos, désormais. C’était incroyable, cette manière qu’avait l’art de la ligne d’horizon d’apparaître à son regard une fois le cliché imprimé. C’était peut-être tout ce qui lui restait.

T’as gagné, que les gens disent tout le temps. Peut-être, oui. Tu viens d’une famille riche, et grâce aux Jeux tu ne manqueras plus jamais de rien. Ta sœur te déteste d’avoir laissé mourir son fiancé, mais tu n’en as cure. Sa peine ne t’atteint pas. Tu aurais voulu rejoindre les Pacificateurs, prendre modèle sur celui qui est devenu au fil des ans ton meilleur ami. Mais ta vue t’en a empêché. Tu aurais pu devenir artiste ; tes yeux ne te le permettent pas. Comment dessiner un fond que tu ne verras jamais ? Tu aurais pu lire une partition, mais cela ne t’a jamais attiré. Tu n’as aucun talent. À part celui de vider tes verres d’alcool fort comme s’ils étaient remplis de molécules d’eau uniquement. Tu as tourné le dos à ton père. Ta mère est décédée. La vie continue de tourner. Mais toi, tu restes là. Immobile. Sans ciller. Vidant un nouveau verre d’un trait. Laissant les vagues lécher tes pieds. Regardant le peu de l’onde que tu peux apercevoir, cette surface lisse qui auparavant t’apaisait tant. Sombre. Amer. Un mystère. Les gens ne comprennent pas, ne cherchent pas à comprendre ; tu es dur, parfois agressif ; tu t’emportes pour un rien. Mais tu n’as rien fait d’atroce. D’autres sont devenus des bêtes de foire. Des êtres détestés. Agressifs et violents, meurtriers hors de l’arène. Au final, tu auras beau être sombre et cynique, tu n’as rien fait de choquant, ni d’immoral. À part peut-être tuer ta co-tribut. Mais ce que les gens peuvent s’en foutre, de ce genre de détails. Tu n’as mangé personne. Tu t’es contenté de te prêter au Jeu. Et de tuer.

Ils disent que tu as gagné. Mais ne voient-ils pas ce que tu as perdu ?