❖ Ladybird, Ladybird, fly away home

#1

« Dis, Papa, elle est où Maman ? Pourquoi les autres enfants ont-ils deux parents et nous, nous n'avons que toi. Pourquoi les autres nous sourient-ils tous d'un air compatissants ? [...] Dis Papa, pourquoi tu m'empêches de regarder la télé quand les jeux commencent ? c'est quoi ces jeux ? Pourquoi on se réunit tout le temps en juillet ? C'est pour ces jeux ? pourquoi je ne peux pas jouer, moi aussi ? »

J'ai toujours eu la fâcheuse habitude de poser les questions à mon père. Peut-être parce que j'avais moins peur des réprimandes, peut-être parce que ma curiosité l'emportait sur tout le reste. Arya, elle, restait tout le temps silencieuse mais son esprit bouillonnait, encore plus que le mien. C'était la tête, j'étais la bouche. Je me souviens que mon père se lassait de me voir lui poser ces questions sans cesse. Avec le recul, je réalise qu'il était encore en plein deuil et que je n'aurais jamais du lui demander avec autant d'insistance. Mais je ne pouvais pas savoir, pas vrai ?
Il m'a répondu de la manière la plus brutale qui soit mais là encore, il semble que ce fut la réponse la plus appropriée. Un jour, il alluma la télé devant moi. Je crois qu'il s'agissait de la 13ème édition des jeux, car je ne devais avoir que 3 ou 4 ans. Ses paroles étaient dures et tranchantes mais elles transpiraient la douleur.
« Tiens, Anja » m'a-t-il dit - lui non plus n'aimait pas le prénom de Ladybird. « Tu veux regarder ces jeux, regarde les. Ta mère... » Il s'est tu un instant, le regard perdu dans le vide, la gorge sans doute nouée par l'émotion et la douleur. « Ta mère a joué à ces jeux. Malheureusement, elle a perdu. Et si tu ne gagnes pas, tu ne peux pas revenir à la maison. » J'ai demandé pourquoi et il m'a dit que je comprendrais en regardant. Ensuite, il est parti, sans dire un autre mot, nous laissant moi et ma sœur assister à cette émission. Je ne saisissais pas tout, à l'époque, mais j'ai vite compris que ces jeux n'en étaient pas des vrais : c'étaient surtout des jeux meurtriers ou des adolescents mourraient et étaient massacrés par dizaine parfois. J'ai cependant supporté tout le reportage ce jour là, les larmes aux yeux. Quand l’émission s'est terminée, je me suis levée, ai couru dans la pièce attenante qui nous servait de salledebain/toilettes/cuisine et j'ai vomi dans la bassine destinée à nos besoins. Arya est apparue dans mon champ de vision et sans dire un mot, a relevé mes cheveux pour m'aider. Nous n'avions que trois ans et pourtant, elle s'occupait déjà de moi. Elle n'a rien dit et moi non plus, pendant que je reprenais mon souffle. Je n'ai plus questionnée mon père à ce sujet. J'ai fini par apprendre par la suite que ma mère n'avait pas été volontaire, qu'on l'avait forcé. Au final, j'en suis venue à la conclusion que le Capitole me l'avait enlevée. Ma famille est devenue dès lors mon bien le plus précieux, la source même de mon existence. Je n'aurais sans doute pas du y attacher tant d'importance.

#2
J'aurais bien aimé me passer de regarder les Hunger Games qui suivirent, car à vrai dire, je n'en avais ni l'envie ni le besoin. Ma mère était morte dans une de ces éditions et la seule vue des moissons suffisait à me donner un haut le cœur. Arya, elle, n'a jamais rien dit mais je savais qu'elle n'en pensait pas moins. Mais c'était une sorte de tradition et de toute façon, cela serait sans doute passé comme un acte de rébellion. Alors je m'obligeai à ne pas y accorder trop d'importance, à oublier les images que je voyais. Arya ou moi nous réveillions parfois en pleurs, avec des images de meurtres sanglants plein la tête. J'imaginais ma mère dans ces jeux, massacrée. Père ne m'a jamais dit comment elle était morte, quel tribut l'avait tué. Je n'ai jamais cherché à savoir. Elle avait 18 ans, ça je le sais. 5 mois plus tôt, elle avait accouchés de jumelles, l'une aussi belle que l'autre. Elle avait un joli avenir tracé car elle faisait partie de cette classe qui n'était ni pauvre ni riche. Fille de boulanger, elle était tombée amoureuse de mon père qui se destinait à être sylviculteur. Un métier peu payé mais convenable tout de même. Elle avait tout pour elle et on lui a tout pris lorsqu'ils l'ont moissonné. Encore aujourd'hui, je l'imagine - avec la seule photo d'elle - dans ces jeux. Elle paraissait comme ma sœur : innocente et douce, incapable de tuer. Et pourtant, elle a du. A moins qu'elle ne soit morte dans le bain de sang. Je me bouche encore aujourd'hui les oreilles.

J'ai connu le premier drame de plein fouet lorsque Tyméo a été choisi. C'était mon cousin, le fils du frère de ma mère. Décidément, la chance semblait être absente de notre famille. Lui aussi avait 18 ans, lui aussi avait un bon avenir car c'était son père qui travaillait à la boulangerie maintenant. Arya et moi jouions souvent avec lui, le fait qu'il soit plus grand et plus fort nous donnait l'impression d'être protégées, d'être à l'abri.  Douce erreur. C'était notre première moisson avec Arya. Tant de peur. Nous avions pris chacune un tesserae pour être à l'abris du besoin. Deux fois notre nom était inscrit. Quant  à Tyméo, 6 fois (il n'avait aucun tesserae). Nous avons entendu son prénom, nous l'avons vu partir. Essuyer une discrète larme alors qu'il montait sur l'estrade. Nous lui avons dit au revoir - jamais d'adieux non. C'est un mot pensé mais jamais dit. Nous avons suivi son entrainement - les premiers jeux que j'ai suivi avec assiduité, son interview. Son score était de 7 - comme son district. Il était fort, bien bâti, costaud. Il avait des chances. L’arène ne lui en a laissé aucune. Car pour cette vingt-et-unième édition, l'arène était sous l'eau. Autant dire que Tyméo n'avait aucune chance : il ne savait pas nager. Il s'est noyé, comme tant d'autres tributs malchanceux, dès les premières minutes. J'ai beaucoup pleuré, Arya aussi et ma famille aussi. C'était injuste, il aurait peut-être eu plus de chance s'il n'était pas allé sous l'eau. C'était un homme des forêts, de terre. Pas d'eau. J'ai haïs les juges, les sponsor, le Capitole, une fois de plus. Mais cette haine, elle n'était pas encore arrivée à son paroxysme et je la contenais tant que je le pouvais. Parce qu'il restait encore de l'espoir dans mon cœur. Plus pour longtemps...

#3
« L'honneur aux dames. » avait annoncé le présentateur, ridicule dans sa coupe venue du Capitole. Qu'il était laid avec toutes ces couleurs superficielles. Il s'est avancé, a tendu sa main gantée et boudinée pour piocher une papier dedans. Mon estomac a grondé, mon souffle s'est coupé. Comme à chaque moisson. Personne ne respirait, tout le monde attendait.
« Arya Spark. » Un hoquet de surprise. Des murmures. Des gémissements parfois. Le sort s'acharnait visiblement sur cette famille. C'était ma famille. J'ai levé la tête vers Arya. Elle m'a regardé fixement et sans dire un mot, elle est partie. J'ai ouvert la bouche. Je voulais crier l'injustice de la situation, je voulais hurler au Capitole ma haine, je voulais prendre sa place. Je le voulais. Elle a hoché la tête pour me signifier son désaccord. Elle savait ce que je voulais à ce moment là. Elle le savait et elle n'a pas voulu. Je n'ai rien dit. J'ai gardé ma bouche entrouverte pendant toute la cérémonie et je n'ai pas dit un mot. Pas même lorsque nous sommes allés lui dire au revoir - toujours pas d'adieux, non. Elle m'a pris la main, a écouté ce que le reste de la famille lui disait. Elle a pleuré, leur a dit combien elle les aimait, qu'elle essayerait de gagner. Elle ne m'a rien dit, je n'ai rien dit. Mais sa main chaude est restée contre la mienne tout le temps qu'ont duré les adieux. La lâcher a été difficile, tant pour moi que pour elle mais aucun choix n'a été fait.

Je suis restée muette un moment. Tout le temps des jeux, et même quelques semaines après. Je ne réalisais pas et quand je réalisais, la douleur et la peine me submergeaient. J'avais perdu ma soeur, mon double, mon âme, mon existence. Je n'entendrais plus son rire, je n'aurais plus sa leçon de morale lorsque je faisais quelque chose de mal. Jamais plus.
Elle n'a pas démérité non, dans cette arène sans gravité. Agile et souple, elle s'en ai bien sorti mais son point faible demeurait sa sensibilité : tuer était si dure pour elle. Elle a fait partie des dernières à partir, c'est la tribut du Quatre qui l'a tué, je crois, avant que le tribut du Deux ne la tue elle. J'ai été fière d'elle parce qu'elle s'était battue, alors que moi, j'avais renoncé.

Encore aujourd'hui, deux ans après, elle me manque. Les derniers jeux sont achevés avec un nouveau vainqueur - du district 5, pour changer. Nous n'avons que deux vainqueurs dans le 7. Des jumelles. Je les hais encore plus que les autres, car l'une a eu le courage de se porter volontaires pour l'autre. Mais je les admire car elles sont le reflet de ce que je voudrais être. Si mon père venait à mourir, je pense que je me porterais volontaire. Pour rejoindre Arya et surtout, car je n'aurais plus aucune raison de rester.

« Je sais seulement que les scientifiques ont tord. La terre est plate. Je le sais parce qu'on m'a poussé dans le vide et ça fait 16 ans que j'essaye de me cramponner au bord. J'essaye de remonter depuis 16 ans mais c'est presque impossible de vaincre la pesanteur quand personne n'est près à tendre la main. » Tahereh Mafi