(+) tell it to the frogs

La pluie m'a toujours apaisée. Et elle est souvent là, au Sept ; mais j'ai commencé à en avoir besoin quand Ma est morte, quand tout a entamé un étrange changement. Ça n'avait rien de particulièrement dramatique : elle s'est coupée et la blessure s'est infectée. On a été tristes pendant un moment, mais on sait qu'au fond, elle était contente de partir. Elle a jamais été vraiment bien à l'intérieur, Mama. Sauf qu'à mesure que les jours nous ont séparés de son départ, Pa a lui aussi été modifié. Il parlait moins souvent, il devenait plus sauvage ; il restait toujours aussi gentil, au moins. La seule chose qui m'inquiétait, c'était que Melody était plus ou moins laissée à elle-même, prisonnière de son monde où personne n'était autorisé à entrer, son monde que personne ne pouvait voir. J'étais la seule à qui elle acceptait de parler, mais je pense que c'est parce qu'on a le même visage et qu'elle s'imagine qu'elle discute avec elle-même. Mais ça ne m'empêche pas de l'aimer, et surtout, ça ne m'a pas empêchée d'être inquiète à en crever lorsque j'ai remarqué qu'avec personne pour le faire pour elle, elle avait arrêté de se nourrir. C'est pour ça qu'un matin - très très très très tôt, avant même que les oiseaux ne se mettent à chanter -, Pa m'a emmenée dans le creux de la forêt, là où personne ne se rendait jamais. Il m'a donné sa carabine dans les mains, il a planté son regard dans le mien. "Y'a seulement toi entre la vie et la mort, fille", qu'il a dit. Pa a jamais vraiment été affectueux, comme c'est le chef de famille ; il laissait ça à Ma. Mais là, il a déposé sa main sur mon épaule, comme s'il avait peur que je casse. Je l'ai regardé avec des yeux solides, pour lui faire comprendre que j'avais peur de rien, et surtout pas de ça. Et il a soupiré : "Faut que tu comprennes que sans Ma, je suis tout seul pour nous permettre de gagner de l'argent. Alors ça revient à toi de t'occuper de Mel, ça revient à toi d'entretenir la maison. De t'arranger pour qu'on puisse manger, le soir." J'ai acquiescé d'un air grave. Le poids de la responsabilité qu'il me mettait sur le dos ne me parvenait pas encore jusqu'au cerveau, mais mon inconscience a permis à mes genoux de ne pas fléchir. "Tu pourras jamais être une fille normale, Skye", il a ajouté. "Je sais", j'ai répondu. Alors il a reprit, presque à contre-cœur, un peu comme si ça lui coûtait de me dire la vérité : "Même si tu es loin d'être aussi pire, tu n'es pas si différente de Mel, au fond. Faut que tu t'en souviennes. Et ça implique qu'avec ton nouveau rôle, y'aura des choses qui te seront interdites. Tu pourras jamais te marier et avoir des enfants, parce que ta sœur compte sur toi et moi aussi. Tu pourras jamais vraiment aller à l'école ou avoir un vrai travail. Tu pourras jamais..."

Sa voix s'est brisée, perdue dans le vent qui a gonflé comme un chuchotement doux l'incitant au silence. Il a enlevé sa main de mon épaule, comme s'il se rendait compte qu'il me touchait et que ça enlevait de sa prestance virile. Mais je l'ai sentie. Je savais qu'il retenait une boule bloquée dans le fond de sa gorge, une boule qui pique les yeux et qui fait mal au cœur. Alors j'ai lancé un petit sourire, une esquisse douce comme un nuage, pour lui redonner courage. Pour le rassurer. Pour lui faire comprendre que tout irait bien, que ça ne me dérangeait pas.

"Ce n'est pas grave, je survivrai", je voulais dire. Mais aucun son n'a franchi mes lèvres.