J'ai pas le temps de réfléchir, j'ai pas le temps de me retourner. Le monde tangue comme si un géant le secouait avec ses grosses mains et les gens tombent, mais moi, je refuse. Faut que je continue, faut pas que je m'arrête. Je file comme une flèche vers l'horizon, je ramasse à peine le premier sac qui manque me faire trébucher. Mais non, le géant m'aura pas, pas moi. Je pense à rien, je pense pas à Luca, je pense pas à Maman, je pense pas à Hanna. J'ai pas le temps de réfléchir à Telly, à Teddy. Faut juste que je décampe, décampe comme si j'avais le feu au cul. Je sais même pas combien de temps je cours, je fais qu'avancer. Quand je suis trop fatiguée, je troque ma course pour une marche rapide. Et dès que j'ai assez d'énergie, sans même que j'y pense, mon corps gonflé d'adrénaline détale une nouvelle fois. J'ai pas besoin de compter, j'ai pas besoin de savoir combien de fois je le fais. Je fais juste avancer, encore et encore. Et encore. Et encore.
On sait pas à quoi va ressembler l'Arène. Mais va falloir qu'on se trouve, sinon on va crever. Alors rejoins-moi au point le plus haut que tu peux trouver.Autour de moi, c'est rien qu'une espèce de champ de blé sauvage, avec des fleurs qui s'accrochent à mes jambes pour m'empêcher de courir. Au loin, comme des taches noires, je peux reconnaître des forêts très touffues, mais je leur fais pas confiance. J'vais m'en tenir au plan. Faut que je m'en tienne au plan.
Et si c'est un désert, Rys ? Ou qu'on est sous l'eau ?Loin devant, je vois une grosse montagne. Si haute qu'il y a de la neige qui pousse au sommet. J'en ai souvent vu, des montagnes comme ça, à la maison. Mais elles sont toujours loin. On peut pas les rejoindre. Les grilles du district nous arrêtent juste avant. Les vieux disent que les montagnes, c'est ce qui nous a protégés et tués en même temps pendant les Jours Sombres. Parce que les ennemis pouvaient pas nous atteindre, mais que nous on pouvait pas s'enfuir.
Ta gueule, Luca.Faut que j'avance encore. On dirait que ça fait des heures. Peut-être même toute la journée. Je sais pas trop. Peut-être que Luca est derrière moi, mais j'ose pas me retourner. Parce que si je me retourne, je vais me ralentir. Et que si je me ralentis, je vais m'écrouler et pas me relever. J'ai faim, mais je sais même pas si j'ai de la bouffe dans mon sac. Il est tout petit. Ou du moins, il est à moitié vide. Mais au moins je suis encore en vie. J'me suis pas tuée juste pour un plus gros sac. Un moment, j'entends les coups de canon. Au début, ça fait peur, parce que je sais pas si ils tonnent pour chaque mort ou pour chaque binôme. Mais quand y'en a quatorze au total, je me rends compte que les carrières devaient être un peu trop compétentes. On serait tous morts ou presque. Et Luca et moi on se serait retrouvés contre des gens trop forts pour nous trop vite. J'suis même pas armée. J'espère que Luca a trouvé une arme. Mais en même temps non. Parce qu'il pourrait être blessé. Et que j'aurais même pas pu l'engueuler parce qu'il est allé trop loin dans la Corne. J'ai vu Booboo tuer Candy et en subir les conséquences. D'une certaine manière, je me suis dit bon débarras. Ils ont pleuré pendant tout le trajet en train. Booboo voulait sa mère. Candy voulait du maquillage. Mais même si on était tous les trois dans la même classe, j'avais envie qu'ils meurent vite. Peut-être même les tuer moi-même. Comme ça ce serait plus simple. Mais là, ils ont pas seulement réalisé mon vœu, ils nous ont aussi tous donné une mise en garde. On sait pourquoi c'est important d'être avec son binôme, maintenant.
J'arrive quelque part juste avant le sommet sans que je m'en rende compte. J'ai escaladé sans le savoir. J'avais la tête ailleurs. J'ai pas envie d'aller tout en haut de la montagne pour le moment, parce qu'il va faire trop froid. Je sais au moins que je suis chanceuse d'être née en hauteur, parce que les autres vont probablement avoir la maladie de l'altitude. Ils sont pas habitués de vivre sur des reliefs ou des plateaux comme Luca et moi. Mais je sais que je vais pas être complètement épargnée parce que j'ai trop couru. Demain, je vais avoir mal à la tête.
Je me rends compte à quel point j'ai soif. À quel point je suis fatiguée. Je glisse mon sac par-dessus mon épaule pour voir ce qu'il y a dedans. Je suis pas déçue. Je trouve un piège pour les petits animaux, le même que j'ai essayé pendant l'entraînement. J'ai rien pour faire de feu, mais au moins je trouve une paire de chaussette de rechange. Je pourrai déchirer des trous pour les doigts et m'en faire des gants. Sinon on risque d'avoir froid. Mais je vais seulement le faire en dernier recours, parce qu'à marcher dans la neige et tout ça, je vais avoir les pieds mouillés rapidement. Et les pieds mouillés, c'est pire qu'un couteau dans le bras. C'est plein de maladies, de froid, et en plus c'est inconfortable. Le dernier truc qu'il y a dans le sac me soulage rapidement. Une bouteille d'eau, pleine. J'ai été chanceuse, quand même. Je me mets à boire rapidement. Je mettrai de la neige et je la garderai dans le sac pour la faire fondre et la remplir à nouveau. J'ai pas vu de rivière ou d'étang pendant mon ascension. Par contre, quand je plisse les yeux et que je me mets sur la pointe des pieds, j'arrive à apercevoir le scintillement d'une rivière, très loin au Sud. À moins que ce soit l'Est. En fait j'en ai aucune idée, mais c'est à gauche. Je commence à regretter de pas avoir beaucoup écouté pendant les entraînements.
Je suis vraiment fatiguée. J'ai couru beaucoup trop longtemps. Au pire, je me mettrai à chercher Luca demain, parce que non seulement le soleil commence à baisser dans le ciel, mais aussi mes paupières sur mes yeux. Je suis crevée. Brûlée. À bout. Et pis j'ai un peu faim, mais je suis habituée. Je me mets à chercher un endroit ou je vais pouvoir faire une petite sieste. Je compte quand même me réveiller pour voir l'annonce des morts. Les quatorze qui reviendront pas chez eux en vie. Même si j'ai survécu au premier jour, j'ai peur de la suite. Je sais que je suis pas rapide, pas agile, pas forte ou rien du tout. Je fais juste exister. Je veux pas me faire d'illusions non plus. Mais je sais que je vais devoir mentir à Luca et lui dire que tout ira bien. Même si le Six a jamais eu de vainqueur. Et qu'une fille a eu Onze, même si elle est carrière.
Mais Luca a eu Dix.Je sais pas comment il a fait. Je sais pas non plus comment j'ai fait pour avoir Sept. C'est pas comme si j'étais douée avec quoi que ce soit. Mais je sais qu'on est considérés dangereux par les autres tributs, surtout les carrières. Exactement comme j'avais peur. Parce qu'ils auront de la difficulté à nous oublier si on est dangereux. Ce serait comme oublier qu'on dort à côté d'un serpent à sonnette : ça a pas de sens. Même si dans notre cas le serpent à sonnette est en plastique.
Je finis par trouver une sorte de grotte ou je vais pouvoir m'allonger un peu. Je mets mon piège à côté de l'entrée, au cas ou y'aurait un animal qui voudrait bien donner sa vie pour qu'on remplisse nos estomacs. On en aura besoin. Dans la grotte, il fait un peu plus chaud, comme si une poche d'air s'y était formée. Ça fait tellement bizarre. Tout ça, la forêt, la montagne, le champ. J'en ai vu à la télé, j'en ai vu par ma fenêtre, mais je me suis jamais retrouvée en pleine nature. C'est complètement différent en vrai.
Je m'endors."Aaaah!"je crie.
"Rys!" fait une voix.
Je reconnais Luca qui plonge vers moi. Je suis perdue, je comprends rien de ce qui arrive. Dehors, le crépuscule est sur le point de disparaître, laissant rien qu'un ciel gris comme si il faisait encore jour et une terre noire comme minuit. Puis je commence à me souvenir que je suis dans l'Arène, que cette année c'est différent, que cette année on peut gagner à deux. J'ai peur mais je suis rassurée en même temps. Mon frère me serre dans ses bras avec force, geste que je rends maladroitement. Puis on se lâche. On se regarde pendant quelques instants.
"T'as pas marché sur mon piège, j'espère," je grommelle.
J'suis comme ça. J'arrive pas à montrer de l'affection. Je sais que je suis dure, Hanna me le dit tout le temps. Mais c'est pas important. L'important c'est qu'on reste en vie tous les deux. Je remarque un objet brillant à la ceinture de Luca. Un couteau. Il a eu un couteau.
"Donne-moi ça, je siffle.
Tu vas te couper un doigt."- Spoiler:
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