nemo + darkness my old friend

Tu croyais quoi. Franchement, tu croyais quoi. T'as un cœur comme les autres. T'as deux poumons, une rate, un foie, deux yeux. T'es pas en brique, t'es pas en fer. Pourquoi tu foires. Pourquoi tu tapes dans les murs, franchement. T'as toujours été comme ça, dis pas le contraire. Tu cognes dans tout, t'as toujours cogné dans tout. Incontrôlable jusqu'au bout.

En hiver, les champs de blé font silence, la poussière tombe du ciel et la terre prend ses aises dans son grand manteau blanc. T'aimes l'hiver, tu y es né, tu le connais mieux que quiconque. Tu sais l'apprivoiser et le comprendre. Pourtant l'hiver, c'est pas la meilleure période de l'année par ici, il y a quelque chose comme la mort qui vient sévèrement empester l'atmosphère. Ca sent la boue, ça sent le foin qu'on file aux vaches dans les étables, aux moutons dans la bergerie, ça sent la famine, ça sent les feux de bois. Ca sent Noël, et ta sœur Annabelle et ta mère à la table de la salle à manger, affairées aux décorations ; ça sent Graham à la hache affutée, qui ramène le bois et ton père qui fume plus que d'habitude. T'es pas un enfant de la neige, Nemo, mais ça te dérange pas. Tu te contentes de ce que t'as.

Dans ta vie, faut que je te dise, tu vas pas beaucoup pleurer. Une fois, deux fois, trois fois peut-être. Les choses sont ce qu'elles sont, tu passeras une enfance heureuse à regrouper les moutons et à parler aux arbres. Tu seras cet enfant sage, cet enfant doux, rêveur, sensible, simple, passionné et tendre, cet enfant qui sourit toujours. Tu seras ce gamin aux espoirs plus grand que sa propre lucidité, ce brin d'avenir à la face barbouillée de terre. Tu aimeras ta mère, tu aimeras ton père. Tu laisseras ta sœur mourir parce que c'est comme ça. La vie n'est pas juste.

Elle a douze ans. Douze ans, putain. Le nom a fusé depuis le papier où il est inscrit en toutes lettres et la bouche peinte qui vient de le lancer est aux anges.Mais mon ange. Tu as tourné la tête, refusé le regard, mais le petit visage pâle te fracasse et tu ne bouges plus. Tu ne sais pas quoi faire. Tu pourrais gueuler. Tu pourrais en tuer un, tu en es capable, en tuer un et puis mourir, juste pour ne pas avoir à subir ça. Juste pour ne pas avoir à la voir monter sur l'estrade, juste pour ne pas croiser le regard désespéré de ton frère, l'impuissance toujours plus, au fond des yeux. Il tire le deuxième papier et c'est fini. Tu pleures.

J't'avais prévenu.

T'as jamais vu de morts, jamais vu de sang et jusqu'ici, tu as été plutôt bien préservé de la violence. Ce sont les premiers et les derniers Jeux de la faim que regarderont ta famille, les yeux écartelés, l'esprit lacéré par la peur, l'angoisse, la mort au-delà des fils électriques. On t'a interdit de les voir. On t'a interdit de fixer pendant des heures les yeux sur le poste, on t'a interdit de pleurer, on t'a interdit d'être un enfant. Tu es seul dans la maison à présent vide, et tu comptes, les heures, les jours, les secondes sans Annabelle, sans Graham, sans personne. Ils sont partis et tu sais qu'ils ne reviendront jamais. Faut t'y faire. Faut travailler double maintenant. Tu apprends, couper le bois, semer, conduire les bêtes aux champs, ces choses qu'on ne fait pas lorsqu'on a quatorze ans. Ces choses dont tu aurais pu être préservé. Et tu dois grandir. Tu dois regarder les gens droit dans les yeux. Tu dois dire merci et s'il te plait. Tu dois cesser d'être le rêveur sans quête, qui erre dans les bois la journée. Et tu deviens ça, cet enfant qui ne rit plus, cet enfant que les rides de concentration cernent, cet enfant qui s'écroulent dans son lit le soir, de fatigue, de crainte, de peur et de responsabilité.

Tu les maudis tous. Tu les hais tous. Tous autant qu'ils sont : tes parents, Annabelle, Graham, le président, les pacificateurs ; toutes ces forces supérieures qui ne représentaient plus rien. Un grand coup de pied, un grand coup de boule. Tout ça c'est terminé, ils peuvent bien t'attacher et te retenir, tu ne t'arrêteras plus jamais, c'est fini. Tu n'es plus un enfant et tu sais où ça te mène. Dans le mur, là, tout droit. Tu ne pleures pas quand tu apprends qu'Annabelle est morte, que Graham a gagné. Tu n'as pas besoin. Tu le savais.

Ils ne sont pas revenus, personne n'est revenu. Personne ne reviendra jamais, pas pour toi. Ta mère pleure beaucoup. Ton père est faible. Il frappe parfois, tu sais pas pourquoi. Tu sens qu'il est mal et tu aimerais faire quelque chose. Mais tu peux pas rester, tu ne peux juste pas. Tu étouffes. T'as envie de voir ailleurs, ce que ça fait l'inconnu et l'aventure, tu sais qu'ils cherchent des gens à l'hôtel de justice, alors tu t'engages. Tu connais personne et personne ne te connait. Mais au moins t'as pu t'enfuir, t'as pu partir de ce traquenard et c'est mieux que rien. Le temps est long et tu ne sais pas trop comment, mais tu as changé. La nuque libérée, les traits tirés, tu sens l'alcool, on ne te regarde pas dans les yeux, tu fais si peur. T'as toujours au fond du ventre une boule de haine qui ne veut pas partir, un truc qui veut pas sortir et tu t'en sers pour avancer, pour serrer les dents et juste dire merde, à tout, à tout bout de champ. Tu cognes quand il faut et tu cognes quand il faut pas.

Incontrôlable jusqu'au bout.