Snake L. Hortens || Did you know dolphins are gay sharks ?

- Il est moche ton bébé !

Elle ôta la cigarette incandescente d’entre ses lèvres, relâchant une lourde bouffée de fumée grise dans l’air. Ses doigts aux ongles verts tenaient fermement le bout de mort qu’elle portait machinalement à la bouche, sur sa tête se dressait une perruque mauve. Dans l’esprit enfantin et donc imaginatif de Snake, cette femme, amie de sa génitrice, était un monstre. Telle une gorgone, elle s’immisçait dans leur demeure et venait transformer en pierre tout ce qu’elle approchait. De son regard répugnant, elle parvenait à tout faire voler en éclats. Souvent, quand elle entrait dans la maison, le bébé se mettait à pleurer. Quand il la voyait entrer dans son champ de vision, il lui envoyait un objet à la figure ou lui faisait des grimaces. Une ennemie, voilà sa catégorie.

- Oui, je sais. Il est trop potelé, il sera sûrement obèse plus tard. Ses yeux sont d’un marron banal et son sourire ressemble à un rictus machiavélique ... je crois qu’il a repris ça de son père. C’est ce qui m’a séduite chez lui à l’époque.

Elles ricanent, Snake comprend que sa propre mère le considère comme étant laid. Le bébé frappe des mains sur le sol et quand elles ont tourné les yeux vers lui, envoie ses jouets dans tous les sens. L’une des voitures atteint le nez de la gorgone qui pousse un cri et s’enfuit à la salle de bain. Sa mère vient le prendre dans ses bras, le réconforte malgré le fait qu’elle le trouve hideux. Il y a des bébés qui gagnent des prix de beauté et il y en a d’autres, qui n’ont pas cette chance. Elle le berce et tout bas, elle lui promet qu’un jour, lui aussi sera beau. Comme tous les habitants du Capitole.

- Tu aurais mieux fait de sortir un gigot d’agneau le jour où tu as pondu ce laideron à cheveux gras !

*

À l’école, les enfants jouaient tous ensemble. Snake était heureux d’être là-bas, il était peut-être l’un des derniers de la classe mais au moins, il s’amusait bien. Car à la maison, l’ambiance était devenue différente. La gorgone s’était rapprochée de son papa depuis ces quelques années, distribuant sourires en coin et œillade discrètes. Elle qui s’était si souvent moquée de ce sourire ressemblant tant à un rictus de l’homme, semblait s’y être plutôt adaptée ! Snake était trop naïf, trop innocent ou peut-être trop idiot pour réaliser ce qu’il se passait. Il ressentait la mauvaise ambiance mais ne savait pas pourquoi, ne comprenait pas ce qui clochait.

- Toujours aussi moche, ton gamin.

C’était le dernier mot qu’elle avait lancé avant de partir, le père de Snake sous le bras. Ils avaient abandonné le garçonnet et sa mère à leur vie au Capitole. Et c’est sans doute à le voir partir, sans un réel au revoir, ignorant ses questions et l’ignorant lui tout entier, que Snake réalisa le pion qu’il était. Dans ce monde, on ne peut être intelligent et heureux. Il suffit d’être doté d’une once de raisonnement, de lucidité, pour réaliser dans quel merdier on se trouve. Tout le luxe n’empêchera pas leur monde de tourner à l’envers et ça, Snake l’avait compris. Alors, il lâcha prise. À quoi bon lutter ? Autant se laisser dévorer par les ombres de l’imbécilité. Et ce fut ce qu’il devint : un beau con.

*

- Votre nouveau vous, jeune homme !

Cadeau de majorité venu tout droit de maman : une opération. Snake arborait à présent une peau plus halée, un sourire plus large, des yeux plus bleus, un corps plus svelte et athlétique. Du garçon un peu empoté et banal à souhait, il était devenu un prototype presque robotique. Un action-man évadé de sa boîte. Comme tout bon jouet qui se respecte, Snake   était euphorique d’être fringuant. Il remercia chaleureusement le chirurgien, lui sautant presque au cou pour lui donner l’accolade.

- Vous savez, on m’a toujours dit que les chirurgiens étaient un peu idiots ... c’est vrai quoi, vous passez vos journées à enlever la graisse de ceux qui ont un peu abusé du banquet ! Mais je vous trouve pas con du tout ! Je pense que vos parents seront fiers de vous, un jour ! Peut-être que si vous vous opériez, ça irait mieux !

Il adressa un large sourire, convainquant à souhait, à ce pauvre médecin qui le fixa incrédule. Snake rejoignit sa maison. Son père était revenu, il faut croire qu’il s’était lassé de la gorgone ... ou peut-être qu’il continuait à la voir en parallèle, Snake n’avait pas cherché à comprendre. Chacun avait le droit de mener sa vie comme bon l’entendait, lui-même ne rendait plus de compte à personne depuis bien longtemps. Quand il arriva à la maison, tous ses amis étaient déjà en train de boire les petits digestifs made in Capitole afin de pouvoir continuer à se goinfrer. Tous en cœur, ils hurlèrent :

- Bienvenue dans le monde des gens beaux !

Et comme les gentils moutons qu’ils étaient, ils firent la fête toute la nuit.

*

Il les regardait approcher, les premiers tributs qu’il accueillait sur l’estrade. Pourquoi ne souriaient-ils pas ? Les caméras filmaient pourtant ! Snake leur adressa son plus large sourire, ne recevant que des regards noirs comme s’il les menaçait d’un couteau, comme s’ils étaient déjà dans l’arène. L’habitant du Capitole effectua son speech, s’adressant à un peuple qui se fichait éperdument de ses belles phrases et sa tenue étincelante. Quand il emmena les deux tributs vers la mairie, il les encouragea à sa manière :

- Félicitations à vous deux !  Vous allez pouvoir devenir la fierté de votre district. Prochainement, l’un de vous mourra dans l’arène ... peut-être même vous deux, d’ailleurs. Donc je vous conseillerais de prendre du homard dans le train, il est excellent !

Tous deux levèrent des yeux ronds comme des soucoupes volantes sur Snake. C’était tellement fou, tellement absurde ce qu’il venait de leur dire ... qu’ils commencèrent à en rire. Le duo pouffa puis, ne pouvant plus se retenir, explosa dans de grands éclats de rire. Snake ignora totalement les motivations de cette hilarité mais se joignit à eux pour exprimer son amusement. Très vite cependant, le calme retomba et chacun reprit conscience de la situation actuelle. L’hôte les envoya auprès de leur famille et ce ne fut qu’une fois dans le train qu’il ajouta :

- Le plus important, c’est de toujours bien penser à saluer la caméra après avoir achevé un adversaire ! C’est comme des tableaux, l’artiste doit signer son œuvre !

Cette fois, ce fut toute l’équipe qui se mit à rire.

*

- Il avait pas déjà fêté ses vingt-neuf ans l’année passée ?

Les deux invités échangèrent un regard perdu, haussèrent les épaules et acclamèrent l’hôte de la soirée. Vêtu d’un costume élégant, il organisait comme d’habitude une cérémonie fastueuse pour célébrer le jour de sa venue au monde. Pourtant, ce jour était différent. Quoi qu’il en dise, qu’il le démente ou pas, il venait d’atteindre la trentaine. Ça, ce n’était pas bon. Si physiquement, il restait toujours aussi parfait, le fait d’approcher de la fin le dépitait. Tous ses invités semblèrent n’y voir que du feu. Ce soir, il profiterait bien de la soirée, il s’empiffrerait, il ferait quelques plaisanteries sur les jeux, il flirterait abondamment. Sa soirée s’achèverait dans son lit, avec une belle femme sans aucun doute.

- Á quand la vie de famille ?

Grand silence. Soudain, tout le monde éclata de rire. Snake, parce que l’idée lui semblait absurde. Il aimait trop son existence pour l’entraver de liens de ce genre ! Mais tous les autres ne riaient pas pour ça, ils riaient car Snake n’aurait jamais de famille et cela tombait sous le sens. Les femmes s’enchaînaient à son bras comme des trophées qu’il exhibait fièrement, il se dénudait dès qu’il le pouvait pour s’amuser, il organisait des fêtes titanesques pour le simple plaisir de pouvoir se pavaner. Tout cela restait typique d’un habitant du Capitole mais il suffisait d’un regard à Snake pour comprendre. Il était incapable de se gérer lui-même, que ferait-il d’une famille à sa charge ?

- C’est parti !

Et en un instant, sa belle chemise immaculée rejoignit le sol poussiéreux et piétiné mille fois. Chassez le naturel et il revient au galop.